Nous vivons seuls et cernés par nos spectres
Jean-Michel Ratron, photographe, par Eric Girard-Miclet.
Murs-Vivants, Waste in the Dark, Wax Nights, Vanités, Solitudes, les titres des séries photographiques de Jean-Michel Ratron donnent déjà le ton. Depuis des années en effet, au gré de ses errances citadines ou de ses voyages, il scrute les à-côtés de notre environnement (les poubelles, l’érosion des choses et des images, parfois les ruines), mais également les êtres abandonnés à leur destin (migrants, SDF ou plus simplement passagers du RER). Il ressort de ces photos une immense solitude, solitude empreinte de silence et d’anonymat, mais sans lourdeur ni pathos superflu, disons comme un constat à juste distance, un témoignage pudique : « voilà comment nous vivons aujourd’hui ».
Et nous vivons recroquevillés sur nos artefacts, nous protégeant des autres en chair et en os, comme dans ce fast-food désert, cet homme et cette femme, chacun à leur table, les yeux rivés sur leur portable : propagation numérique de notre solitude…
Seuls et cernés par nos spectres. Il y a chez Jean-Michel Ratron un attrait certain pour les simulacres humains, qu’il traque la nuit, royaume des esprits. Pendant que, sculptés par les ombres du noir et blanc, les profils livides des mannequins de vitrines semblent nous interroger de leurs yeux morts, à contrario, sur les murs, des affiches en lambeaux saturées de couleurs exhibent des visages tapageurs qui s’agitent tels des démons. La nuit est double, énigmatique et fébrile, comme nous.
Le jour, déambulant dans les espaces publics, rues, parcs, gares, couloirs du métro, le photographe zoome sur de fragiles instants de vie, une main posée sur une rampe, des pieds sur un banc, des visages endormis, fragments de corps en attente de visa ou de désir – à nous de compléter la scène. Mais il nous donne aussi à voir le monde qui s’impose à nous dans sa tristesse et sa brutalité : là un panneau de basket-ball hors-service planté au milieu des détritus, ailleurs, sur fond de soleil couchant, des colonnes de béton armé surmontées de ridicules perruques d’acier – temple grec post-moderne, carte postale toxique.
Mais à côté de ce que notre œil voit, que l’on choisit ou non de figer, il y a ce que l’œil électronique capte, si on le laisse faire. Dans la série Voyage immobile, Jean-Michel Ratron lâche prise pour se laisser envahir par les flux de lumière et de foule, et laisse l’objectif entrer par effraction dans le vif du réel : traces du temps, ce dixième de seconde que notre œil ne pourrait deviner, trainées de couleurs, corps floutés, déformés, comme en-suspens, déjà fantômes hantant cet univers urbain, étouffant, presque carcéral. Après notre solitude, notre disparition, avec pour unique memento la photo.
Man Ray, Nicolas De Stael, Picasso, Henri Cartier Bresson, Marie-Paule Nègre, Claude Simon, Martin Parr, Rothko, Pierre Soulages